Abdel

J’ai trente ans, je suis marocain. Et réfugié. Je demande l’asile à la France. Vous me regardez de travers… Je devine vos pensées : « Qu’est-ce tu viens faire ici ? Ton pays n’est pas en guerre, ce n’est pas une dictature. Tu peux travailler chez toi. » Oui, en France, c’est ce qu’on pense du Maroc : un beau pays, un super spot de vacances, et la cuisine est si bonne !
Moi, ce n’est pas ce Maroc-là que j’ai connu.

Si tu as une famille, oui : tu peux t’en sortir. J’ai été abandonné à la naissance, recueilli par un couple de vieux sans enfants et viré par la famille à leur mort, sans un sou, sans droit à rien. J’avais neuf ans.
Finie l’école. Je prends la route, je survis en gardant des moutons ça et là, en faisant n’importe quel boulot qui me casse le dos (j’ai depuis une grave scoliose qui me handicape). Parfois, on me frappe en guise de salaire, et je n’ai rien à dire, personne pour me défendre. À quatorze ans, je me dis qu'en ville ce sera peut-être mieux.
Je pars à Marrakech. C’est pire. La rue, chacun pour soi, la mendicité. Je ne dors plus, je suis toujours sur le qui-vive et j’ai faim. Il n’y a que quand je sniffe de la colle que ça va mieux. Vous qui avez des services sociaux, une police, une justice à laquelle vous pouvez aller vous plaindre sans être obligé de payer, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que de n’avoir droit à rien, juste à mourir comme des chiens, parce qu’on est pauvre et seul dans la vie !
À seize ans, je reviens au village de mes parents adoptifs, pour essayer d’avoir une part de notre maison. La famille de mon père m’emmène au tribunal, me fait signer des papiers auxquels je ne comprends rien, qui leur permettent de vendre la maison. Ils me donnent mille dirhams du fruit de la vente. Une broutille. Je suis révolté, mais que puis-je faire ?

Il me faut attendre d'avoir dix-huit ans pour obtenir une pièce d’identité et passer un permis qui me permet de faire le chauffeur de temps en temps. Mais le boulot est rare et je galère toujours.
Je vieillis, je commence à réfléchir à ce que je vois, je me pose des questions sur la religion, que je trouve bizarre parfois, contradictoire. Je me dis qu’on remplace l’école par la religion et que c’est pour ça que les jeunes ne s’en sortent pas. On nous tient enchaînés. En pensant ainsi et en n’allant plus à la mosquée, je perds mes amis, plus personne ne me fait confiance.

Et puis, plus je regarde les médias, plus j’entends les gens autour de moi parler de l’Europe, plus mon esprit voyage. Ici, on enferme les gens dès qu’ils émettent un avis contre le régime. Ici, les gens n’ont pas droit à l’école ni aux soins s’ils ne paient pas. Ici, les enfants sont à la rue. Je me sens coincé de partout, rien que des murs autour de moi. Qu’ai-je à perdre ? Pas de toit, personne pour m’aimer, se soucier de moi, pas d’instruction et pas d’avenir. Il n‘y a plus qu’une pensée qui me tient la tête hors de l’eau, qui m’empêche de sombrer : partir. On dit comme ça : « L’espoir fait vivre », sans penser que, pour certains hommes dans le monde, c’est au sens propre qu’il faut l’entendre.
Partir, quand on n’a rien et qu’on n’est rien, c’est continuer son chemin de galère ! Pas de visa, tabassé et refoulé à Melilla, je n’ai qu’une solution : passer clandestinement par la Turquie et la Grèce. Les billets d’avion pour la Turquie ne sont pas chers. J’y mets une grande partie du reste de mes économies.
Là-bas, je rencontre un Tunisien qui me propose un passage en Zodiac. Comme je n’ai pas d’argent, il me demande de conduire le bateau avec l’aide d’un Marocain. Je m’aperçois vite que celui-ci est drogué et je préfère piloter seul, avec les quelques rudiments de navigation que le propriétaire m’a donnés. On est en décembre, il fait un froid de gueux. Cinquante personnes sont entassées sur le Zodiac, des Syriens principalement, certains avec des enfants de quelques mois. Il nous faudra cinq heures pour faire dix kilomètres !
Nous nous perdons, l’eau rentre dans le bateau, tout le monde pleure. C’est un cauchemar ! De tous côtés, on m’assomme de conseils pour piloter, je suis dans le brouillard. Un Syrien, ancien marin, m’aide.

Enfin, nous atteignons l‘ile de Chios où nous attendent trois heures de montagne à pied. Nous sommes gelés et nous nous réfugions dans une église, où une femme a pitié des enfants. Il y a parmi eux un bébé de trois mois. Elle nous donne des vêtements secs et de la nourriture. Nous apprenons que le Zodiac qui nous précédait a coulé. Sept personnes ont péri.
On nous dirige vers un camp de la Croix Rouge où nous recevons une feuille de route pour un bateau allant vers la Macédoine. Heureusement, c’est un bateau correct, rempli de Syriens. Un bus nous emmène en six heures à la frontière de la Macédoine mais, quatre fois, la police nous refoule, nous les Marocains, ne laissant passer que les Syriens. Pendant un mois, nous restons parqués sur un grand terrain, où une centaine de personnes de toutes nationalités sont entassées.
Avec quelques-uns de mes compagnons, nous décidons d’essayer de traverser sans passeur, et nous partons à travers la montagne. Dix jours dans le froid, sans rien à manger, la neige comme seule boisson. Un de mes compagnons est très malade, on réussit à l’aider à tenir jusqu’en Macédoine. Nous finissons par trouver un train de marchandises, où nous payons pour voyager à douze, coincés à l'extérieur, entre les wagons. Nous sommes quatre Marocains, des Pakistanais et des Hindous.
Nous passons sans problème la frontière serbe et continuons en train, clandestinement, jusqu’en Slovénie. De nouveau, nous sommes refoulés : on n’accepte que les Irakiens et les Syriens. Nous restons bloqués trois jours, la police prend nos empreintes, des photos, et nous place dans un centre de rétention. C’est presque du luxe : des appartements, de la nourriture !
Un bus nous emmène en Autriche : nous voilà enfermés dans un camp, une prison plutôt. C’est le pays où l’accueil est le plus horrible. Avant de pouvoir faire une demande d’asile, nous devons passer deux jours de garde à vue dans une cellule sans lumière. Toutes les deux heures, jour et nuit, les gardiens entrent avec des lampes, pour soi-disant contrôler nos bracelets, et nous frappent systématiquement. Veulent-ils nous dégoûter de demander l‘asile ? Ou n’est-ce pas seulement par plaisir qu’ils nous infligent tout ça ?
Puis nous sommes transférés dans un immense dortoir contenant des lits superposés. La nourriture est infecte. Trois mois à subir ce sort. Je n’ai pas d’argent, je ne peux rien faire !

Heureusement, il y a les autres.
Au camp, je me suis fait un copain dont le frère, qui est en Espagne, lui a donné un peu d’argent. Il me propose de m’emmener avec lui à Vintimille. Mais la police française nous bloque et nous renvoie en Italie. quatre fois, on retente notre chance et on finit par réussir à entrer, cachés dans un train. Nous restons dix jours à Vintimille où une association nous donne à manger.
Je dors dans la rue, devant la gare. Un matin, je me réveille dans une mare d’eau, toutes mes affaires trempées. Theresa, une passante, a pitié de moi : elle m’invite à manger chez elle et me donne une carte SIM et les coordonnées d’amis de Marseille qui pourront m’accueillir. Nous nous cachons à nouveau dans le train jusqu’à Cannes. Là, à une station de tram, nous rencontrons un Franco-Algérien qui nous aide beaucoup, nous donne des vêtements, de l’argent.
Je sens que la chance tourne. C’est le début d’un parcours incroyable : à chaque fois que je suis bloqué, quelqu’un m’aide ! C’est comme une course de relais de la solidarité.
Ça m’émerveille aujourd’hui quand je compare à la solitude dans laquelle je vivais dans mon pays !

Nous sommes en mars 2016. Je suis parti depuis quatre mois, et j’ai le vertige quand je me remémore la dureté de tout ce que j’ai vécu, surtout cette angoissante traversée de la mer. Certains ont choisi de rentrer au pays, découragés, désespérés. Moi je ne veux pas avoir vécu tout ça pour rien et ces rencontres dûes au hasard me renforcent. J’irai jusqu’au bout. Je préfère mourir que revenir en arrière.
À Marseille, les amis de Theresa me trouvent un squat pour deux mois. Je suis resté en lien avec certains de mes compagnons de voyage, grâce au téléphone. L’un d’eux, Marocain comme moi, m’appelle et me dit qu’il ne faut pas que je reste à Marseille où il y a beaucoup de contrôles. Il me conseille d’aller à Caen dont on lui a parlé. Une association qui gère les squats me donne un billet de bus pour Paris, où je reste trois jours, chez des amis des Marseillais qui m‘ont accueilli. Puis je vis quinze jours dans un squat à Caen, une ancienne boucherie. C’est dur, je ne parle pas le français, je ne sais pas le lire, j’ai du mal à me débrouiller, même pour manger.

Je décide d’essayer Cherbourg, parce que c’est plus petit. Là, l’association Itinérance m’aide à faire une demande d’asile et me donne de la nourriture. Par une chance incroyable, je ne relève pas de la loi Dublin*, alors que j’ai laissé mes empreintes en Autriche !
Je reste six mois à Cherbourg, je discute avec les gens, j’apprends le français. Ce n’est pas facile. Je dors toujours dans la rue, jusqu’à ce qu’un jour une femme vienne discuter avec moi et me propose de m’héberger pendant trois jours. Et là, je rencontre sa fille qui travaille à Caen. Nous continuons à échanger sur Facebook. Nous nous revoyons et, finalement, je l’ai rejointe, et nous nous sommes mariés en octobre.
J’ai une OQTF* depuis octobre et il faut que je refasse une demande de permis de séjour. J’espère que ce mariage va tout changer. Je voudrais profiter de mon permis poids lourd pour trouver du travail comme conducteur de machines de chantier, ce que j’ai fait au Maroc. En attendant, je fais du bénévolat à la Croix Rouge et je suis assidûment des cours de français. C’est important pour mon avenir. Je progresse vite, avec l’aide de ma femme et de tout son environnement français.
Je veux tout recommencer.
Je suis jeune et oui, c’est l’espoir qui me fait vivre !

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