Soraya

Des souvenirs d’enfance ? Je n’en ai pas. Je ne sais pas si je n’en ai pas ou si je m’empêche d’en avoir. Aujourd’hui, dès que la pensée de l’Iran me vient, je la chasse.

Entre dix ans et dix-neuf ans, je ne suis pas sortie de la maison. Le régime s’est durci avec l’arrivée d’Ahmadinejad au pouvoir, particulièrement envers les réfugiés et surtout nous, les Afghans. Auparavant, nous avions une carte de séjour qu’il fallait renouveler tous les six mois, mais désormais nous n’y avions plus droit. Donc, interdiction de sortir, de travailler sous peine d’être arrêtés, renvoyés en Afghanistan. Nous n’osions même pas discuter avec les voisins car il y avait de nombreux mouchards dans la population et nous vivions dans la hantise d’être dénoncés. Nous étions terrés à la maison, mon père, ma mère et mes sept frères et sœurs. Mon frère de treize ans se cachait sous le casque de sa moto pour aller nous chercher du ravitaillement. Il s’est fait arrêter deux fois par la police, ils voulaient le renvoyer en Afghanistan, mais ils n’ont pas pu parce qu’il était mineur. J’ai vu ma mère pleurer, pleurer : elle avait tellement peur pour lui !
Il a fini par partir en France, et c’est ainsi que l’an dernier, quand nous avons pu, nous aussi, émigrer, nous avons demandé à l’OFPRA de nous orienter vers Caen où il était installé.
Sept ans plus tard j’ai retrouvé mon frère ! Et, avec lui, j’ai retrouvé le rire que j’avais perdu en Iran !
J’avais pu faire seulement trois ans d’école là-bas.
Mon enfance s’est arrêtée à dix ans. Je suis restée neuf ans enfermée dans le salon, assise toute la journée sur une chaise, devant un métier à tisser, avec ma mère et mes sœurs, à couper des morceaux de laine, passer et repasser des fils pour faire des tapis qu’un homme venait chercher toutes les semaines, et dont je ne voyais même plus les couleurs.
J’aime le travail, mais ce travail-là : tisser des tapis, je le déteste et le détesterai jusqu’à la fin de ma vie ! Tout était gris, hors du temps. Ma mère ne parlait presque plus, mes sœurs et moi non plus. Ma sœur Somaya, qui a un an de moins que moi, je l’ai découverte depuis que nous sommes en France. Avant, c’était une étrangère, pas d’échanges, pas de jeux. Côte-à-côte devant le métier à tisser, nous ne nous voyions même pas ! Qu’avions-nous à nous raconter ? De quoi aurions-nous pu parler ? Je n’étais pas triste, non, car je ne pouvais pas imaginer que la vie, c’était autre chose. Je respirais, je travaillais, je mangeais, c’est tout.
C’est maintenant que je réalise combien ma vie était vide ! Et cela me rend tellement triste, tout ce temps perdu !

Mon père qui, les premières années de notre arrivée en Iran, avait entrepris de construire sa maison, n’a pas pu continuer. Il n’avait plus rien à faire. Alors, il s’est assis, de plus en plus longtemps, le regard vers le mur. Il est devenu muet. Il ne pouvait pas nous quitter, car c’est un homme de devoir, mais il s’est… Comment dire ?... Absenté psychiquement…
Il y a trois ans, il a commencé à se perdre. Il descendait les escaliers et ne savait plus où il était. On dit qu’il a la maladie d’Alzheimer. Il était militaire en Afghanistan, en lutte contre les talibans. Il a subi des choses... Je ne sais pas lesquelles, car il ne nous l’a pas dit. Un homme en Afghanistan ne doit pas raconter sa vie, surtout pas aux femmes. Je sais seulement qu’il n’a pas pu continuer à risquer à chaque instant sa vie et celle de sa famille, et nous avons fui en Iran. Il n’était pas accepté comme Chiite Hazaras dans son propre pays.
Ailleurs peut-être ? En tout cas, ça ne pouvait pas être pire.

Huit ans plus tard, après avoir gagné petit à petit le droit de revivre autrement, le cercle se referme, mon père est réduit à rien, un corps inutile et, pire, un poids, car il est diabétique, toujours malade. Nous sommes arrivés en France il y a un an. Pour nous, ce n’était pas trop tard, pour lui si.
 
Moi, je renais. La France est un pays extraordinaire ! Mais je me sens différente, et cela me rend triste car jamais je ne serai comme ces filles de vingt ans qui ont vécu l’école, les chamailleries, les sorties le dimanche en famille, les magasins avec les copines, les petites histoires d’adolescents. L’autre jour, une dame des Restos du Cœur, où je travaille comme bénévole, m’a dit :
« Toi qui es Iranienne, tu parles déjà bien le français, tu dois avoir appris l’arabe, l’anglais ? Avec ta connaissance de ces langues, tu pourrais venir t’occuper des petits ? » Quand je lui ai dit que je ne parlais ni l’un ni l’autre, elle m’a regardée bizarrement. Je crois qu’elle pensait que je lui mentais. Et j’ai pleuré. À quoi bon lui expliquer ? Est-ce qu’elle pouvait imaginer qu’une fille comme moi n’était pas allée à l’école, n’avait rien appris, que j’étais restée toute mon adolescence à végéter entre quatre murs sans rien faire ?

J’ai compris. Maintenant, quand on me demande : « Quelle formation veux-tu faire ? », je réponds : « Infirmière » mais, surtout, je n’avoue pas que je n’ai pas fait d’études car quand je le disais avant, je voyais l’air apitoyé des gens :
« Abandonne ma fille, il ne faut pas y penser ! »

Alors je lis, je travaille, je prends des cours à l’ASTI, à la Voix des femmes.


J’ai réussi, toute seule, en six mois, à écrire en passant de l’écriture arabe à l’alphabet français. C’est du sport !

Et quand je suis un peu découragée, je regarde mon père assis sur sa chaise, les yeux fixés sur le mur.
Et je ressens une grande force en moi.

 

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