Somaya

Je suis fatiguée. Et lourde. Quelque chose serre ma gorge en permanence. Un corps étranger emplit ma poitrine. Ça veut sortir. C’est coincé. Il n’y a que les larmes qui coulent toute seules. Le reste a besoin de mots. Je les cherche, les mots, je ne les trouve pas. Des cris, oui, mais pas de mots.

Toi, tu m’écoutes. Tant de gens ici tendent l’oreille pour m’entendre. Je voudrais les remercier pour ça. Au moins leur parler, comme une offrande. Je suis pauvre en mots français. Et puis, je tourne en rond dans le même mot qui m’empêche de trouver les autres, qui prend toute la place, qui hante mes jours et mes nuits, que je crie et crie encore : « Pourquoi ? Pourquoi ? »

Pourquoi suis-je née Afghane et pas Française ou Allemande ? Chassée d’Afghanistan, interdite de séjour en Iran, menacée d’expulsion en France, pourquoi n’ai-je pas de pays où me reposer ? Pourquoi les femmes de nos pays d’Islam n’ont pas droit à la parole ? Pourquoi cinquante ans de guerre en Afghanistan ? Pourquoi les musulmans tuent-ils les musulmans, alors que les chrétiens français nous laissent en vie ? Pourquoi l’OFPRA, qui connaît bien la situation de l’Afghanistan, me refuse l’asile ? Pourquoi suis-je née Chiite afghane parlant le dari, alors que les Sunnites afghans parlent le pachto et les Iraniens le persan ? Pourquoi toutes ces langues pour ne pas pouvoir nous parler ? Pourquoi les Français, eux, parlent-ils la même langue ?
Comment dire toutes ces choses qui n’ont pas de sens ? Les mots sont coincés, comme moi je suis coincée. Qui suis-je ? Je n’ai rien choisi de tout ce qui m’est arrivé. Je suis partie à trois ans de cet Afghanistan où on veut me renvoyer. Pour y vivre quoi ? Bâillonnée ? Vendue à un ou plusieurs hommes ? Violée ?
Il n’y a pas d’images de ce pays dans ma tête, rien que des flashs horribles. Un pays où, en un jour, cinq cents personnes sont tuées par trois bombes !

On doit aimer sa patrie, dit-on. Comment faire ? Et si tu n’aimes pas ta patrie, tu dois aimer au moins le pays de ton enfance ? Pendant dix-huit ans, regardée de travers en Iran, dont dix ans enfermée entre quatre murs à tisser, tisser ces horribles tapis. Pas d’identité, pas de droit, pas de carte de séjour, pas de carte bancaire, pas de langue pour parler. Comment aimer ce pays qui ne m’a rien donné ?

En France, tous les jours, je reçois l’écoute, l’aide, la paix mais je ne peux pas y rester. Les Français m’identifient. Mais pas les papiers ! Pourtant, c’est seulement ici que j’ai compris que j’étais humaine. En même temps, j’ai découvert la tristesse que je ne connaissais pas avant. Avant, c’était juste du froid à l’intérieur. Pourquoi la paix et la joie des gens d’ici ne m’ont pas été données, à moi qui ai vingt-trois ans ? Comment retourner en Iran maintenant que je me rends compte de ce que j’étais ? Je ne pourrais plus le supporter.

Mon rêve ? Rester en France pour payer ma dette, aider les autres comme on m’a aidée. Pour cela, il faut que mon cœur soit calme.

J’ai découvert un chemin de vie ici, oui, mais pourquoi, si je ne peux pas l’emprunter ?

Pourquoi ?

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