Ahmad

J’étais professeur d’arabe dans un lycée d’Alep. En 2011, quand la guerre éclate, Alep est coupé en deux : le quartier pauvre et le quartier riche. Les manifestations sont très violentes dans le quartier pauvre où la guerre empêche l’approvisionnement alimentaire. La police est partout dans le quartier riche où chacun est un suspect potentiel, et encore plus dans le quartier pauvre, qu’elle bloque et bombarde en continu.

L’état de guerre provoque l’anarchie : il n’y a plus d’administration. Les policiers, mal payés, se vengent sur les riches, arrêtent des gens contre demande de rançon, et sinon les tuent. Tous les volontaires sont enrôlés pour renforcer la police qui devient un réservoir de criminels et de voleurs qui ne cherchent qu’à profiter de la situation. La loi de la jungle, oui !

À partir de juin 2012, il devient impossible de circuler sans pièce d’identité. J’habite dans la maison de mon père dans le quartier riche, mais mon frère vit avec sa femme dans le quartier pauvre. Un jour que je reviens de chez lui, je suis arrêté par la police de la frontière. Je suis accusé de complot avec les gens de l’autre quartier. Facteur aggravant, je suis originaire du village ennemi de celui de la famille du président Assad, un village très opposant, la cible des gens au pouvoir. Par quel miracle me laissent-ils sortir ? Je n’en sais rien.

L’armée de Bachar et l’armée libre livrent des combats violents dans le quartier de mon père. Il y a beaucoup de blessés et ma famille et moi essayons de nous rendre utiles. Nous les soignons et les cachons.
Un jour, descente de police dans toutes les maisons du quartier ! Les policiers m’interpellent et me disent qu’un voisin m’a dénoncé comme ami des traîtres. Ils me frappent, me bâillonnent, me ligotent et me font débouler l’escalier avant de me jeter dans un bus où trente autres personnes sont déjà entassées. On nous écrase la tête par terre, on nous roue de coups. En prison, je suis mis dans une cellule de dix mètres carré avec quarante autres. Vu l’absence d’espace pour nous allonger, nous dormons par groupe de dix, par rotation. Impossible de parler entre nous car nous savons qu’il y a un mouchard parmi nous. Nous avons droit à une galette de pain sec par jour pour toute nourriture. « Vous avez de la chance, ricane le geôlier, l’ordre, d’habitude, c’est une demie ! » Un vieil homme de soixante-dix ans est atteint de diarrhée et n’est pas soigné. Au bout de quatre-vingt-dix jours, nous le voyons mourir. Mais il faut tenir, et se protéger.  

Je subis des interrogatoires bien rôdés, deux fois par semaine. La première séance est celle des questions. On veut me faire avouer, dénoncer des soi-disant complices. La deuxième est une séance de coups, on me suspend parfois par la tête et les pieds. Un jour, un de mes tortionnaires, qui est ivre, me frappe à la tête avec une bouteille. J’ai le réflexe de me protéger avec ma main. Vous voyez, la cicatrice qui m’est restée ?... C’est drôle, au moment où je vous parle, elle me fait mal, alors que je ne la sentais plus !
Le plus terrible, c’est quand ils font venir un autre prisonnier et le torturent devant moi. C’est insupportable d’être comme devant un miroir, de se voir violenté et impuissant ! Ils font cela pour que la terreur nous reste dans le sang, pour qu’à la sortie nous racontions cela et que tout le monde vive sous la peur et se taise.
Toute ma première année de réfugié, j’ai fait des cauchemars toutes les nuits. Trois mois dans cet enfer.
Et un jour, libre ! Je ne sais pas pourquoi…
Je ne peux pas rentrer chez moi car il y a de nombreux postes de contrôle et, si je suis à nouveau arrêté, ils vont recommencer à zéro, vu que c’est l’anarchie totale. C’est arrivé au père de ma femme. Après avoir subi un emprisonnement d’un an, il a encore été arrêté trois fois !

Je me réfugie donc dans le quartier pauvre. Je me porte volontaire dans un centre médical où je reste dix mois. Je me marie avec la sœur de la femme de mon frère. Les bombardements s’intensifient, nous vivons dans les ruines, le chaos et le qui-vive. On ne trouve plus rien à manger, ni même de l’eau. Quand ma femme tombe enceinte, cela devient très dur. Elle est faible et terrorisée. À dix-sept ans, elle ne connait rien de la vie ! Si j’avais su ce qui nous attendait, jamais je ne me serais marié. Je décide de l’envoyer en Turquie, où s’est réfugié un riche ami de mon père, qui est d’accord pour l’accueillir. Comme je n’ai pas d’argent pour me payer aussi ce voyage, elle part seule mais revient au bout de trois mois, car c’est trop dur, cette séparation ! Nous sommes inquiets tous les deux.
La situation, hélas, devient cauchemardesque. Nous sommes bombardés en permanence. Au bout du rouleau, nous partons un jour à pied jusqu’à une rivière qui sépare la Syrie de la Turquie. Je traverse à la nage et ma femme dans un grand chaudron en métal qui sert à acheminer des marchandises sur la rivière. Les passeurs nous font payer les yeux de la tête, entassant dix personnes dedans. Nous arrivons à nous faufiler à travers les contrôles, jusqu’à une petite ville où nous trouvons une chambre sur les toits.
Vous ne pouvez pas imaginer… Plus de bruit de bombes, une pièce à nous, de l’eau… C’est comme un rêve ! Pendant dix mois je travaille à couper du bois. Ma fille Hajar naît avec un problème respiratoire qui nous inquiète. Je communique par internet avec un ami dentiste réfugié en France qui me conseille de venir, de choisir une petite ville. Avec son aide, nous achetons des billets d’avion.
C’est ainsi que je suis arrivé à Caen avec ma femme et ma fille il y a deux ans. J’ai obtenu un permis de séjour de dix ans, et le RSA. Ma famille va bien, nous avons petit à petit réappris à vivre. Je m’accroche surtout à l’apprentissage du français pour pouvoir suivre une formation utile ici.

Retourner en Syrie ? Ah non ! Il ne nous en reste que de la souffrance, pour le moment en tout cas. C’est trop dur, le pays est détruit pour longtemps. C’est notre société qui rend les gens malades. Même si la guerre s’arrête, comment faire disparaître ce mépris des classes les unes pour les autres ? Sans richesse ni relations, tu n’es rien. Bien sûr, ici, il y a la différence de culture mais tout peut se résoudre quand on respecte l’individu. Ici, je ne suis pas le fils de… ou l’enfant de tel village.
Ici, je suis Ahmad, simplement.

 

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