Je m’appelle Mira. J’étais gérante d’un magasin de vêtements dans une petite ville d’Albanie. Mon mari m’a quittée après la naissance de ma deuxième fille pour aller vivre en Italie. Comme je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis, j’ai fait une demande de divorce. À la mort de mon père, deux de mes frères se sont déchirés pour l’héritage, un peu de terre et une maison. Mon troisième frère, le plus jeune, a essayé de résister, mais c’est devenu un cauchemar.
Un jour, le téléphone sonne. C’était ma mère, hurlant et m’appelant au secours ! J’avais tellement de mal à conduire ma voiture que je ne sais pas comment je suis arrivée chez elle. Je l’ai trouvée couverte de sang près du corps de mon jeune frère. Mon autre frère l’avait tué devant elle, d’une balle dans la tête ! Il a été arrêté trois jours plus tard et mis en prison. Le jour où je suis allée lui rendre visite, il nous a menacées du même sort, mes filles et moi, si je ne me préparais pas à lui donner toute ma part d’héritage à sa sortie. Mon autre frère, de son côté, me menaçait de la même chose si je ne lui donnais pas ma part. Je n’avais rien à faire de ce petit héritage qui me portait malheur, mais j’étais prise entre le marteau et l’enclume : si je donnais à l’un, je subirais la vengeance de l’autre, et réciproquement !
J’étais terrorisée et j’avais peur pour mes filles. Je savais que mon frère n’allait pas rester longtemps en prison, car il faisait partie d’une mafia qui paierait pour le faire libérer rapidement, comme c’est courant en Albanie. Je voulais emmener ma mère avec moi et partir loin, ne plus avoir affaire à ces fous capables de tout pour de l’argent ! Ma mère a refusé, elle était attachée aux enfants de mon frère mort et ne voulait pas les abandonner.
Vers où me diriger ? En cachette, j’ai pris trois billets de bus pour mes filles et moi, ce qui se présentait de moins cher et de plus éloigné de ce maudit pays !
Je suis arrivée en Hollande, à Amsterdam, le vingt janvier 2016, en pleine nuit, complétement perdue, avec mes deux filles grelottant de froid et d’angoisse. Je me suis accrochée à un taxi pour le supplier de nous emmener dans un lieu d’asile. C’était loin d’Amsterdam ; mais, devant ma détresse, il a demandé à son patron s’il pouvait faire une exception pour un tarif de course très bas pour nous. Il nous a déposées dans une association et on nous a conduites le lendemain dans un camp de réfugiés.
Ma demande d’asile a été refusée : on m’a dit que les lois sur l’immigration s’étaient durcies en Hollande et qu’on ne donnait des papiers qu’aux Syriens, ou à ceux qui venaient de pays en guerre. On m’obligeait à repartir en Albanie. Revivre tous les tourments de ce départ, retrouver la peur du lendemain, l’angoisse de voir mes filles en danger ? Plutôt mourir ! Une Syrienne, avec qui je sympathisais au camp, m’a dit que la France était un pays de bonnes lois mais qu’il fallait éviter Paris, trop grand, trop dur pour une femme seule. J’ai choisi Caen.
À mon arrivée, j’étais perdue, seule avec mes filles devant la gare, où on m’a dit d’attendre que le 115* passe. Les crises d’asthme de Claudia ont redoublé, je passais mon temps à lui faire inhaler de la ventoline. Je me traitais de mauvaise mère : faire subir ce calvaire à des enfants de douze et quatorze ans ! Et nous étions là, au milieu de tous ces gens couchés sur le trottoir, lamentables et dans le dénuement le plus complet, avec les passants qui tournaient la tête ou nous dévisageaient, l’air dur, dégoûtés ou apitoyés… Et sans savoir ce qu’était ce 115 qu’on nous avait dit d’attendre !
Le soir, une équipe est passée et nous a emmenées dans un centre d’accueil, mais la règle est d’héberger les migrants pour la nuit seulement. Dès le matin, huit heures, il faut se débrouiller, repartir à la rue, sous le froid, la pluie, et attendre le soir, manger ce qui se trouve, selon l’endroit où l’on dort. Parfois, on nous donne seulement le petit déjeuner, parfois quelques chips, du lait, du pain de mie. Et mes petites filles, sans école... Que pouvais-je faire pour leur éviter de vivre ça ? J’étais malade d’impuissance, de honte et de chagrin. Cela a duré un mois et dix jours. Ensuite, France Terre d’Asile nous a attribué une chambre à l’hôtel Rex. Quel soulagement ! Des hôteliers gentils avec nous, un toit et de la chaleur, je croyais revivre.
Cela n’a pas duré. Au bout d’un mois, la Préfecture m’annonce que je dois retourner en Hollande où j’ai été enregistrée la première fois, puis en Albanie au moins trois mois avant de pouvoir revenir en France et redemander asile. Je suis scandalisée qu’on nous promène comme cela, comme si nous étions des touristes en vacances ! « C’est la procédure ! » me dit l’avocat. Et nous voilà conduites à l’aéroport par la police, comme des bandits dangereux, puis reprises en main à Amsterdam par d’autres policiers qui nous mettent dans un hôtel. Mais les services d’immigration ne comprennent pas pourquoi on nous a renvoyées à eux. Ils ne veulent pas de nous, nous disent que, puisque nous étions parties en France, il fallait y rester !
Et les voilà qui nous ramènent à la gare de trains, direction France. J’ai cru devenir folle ! Des paquets encombrants qu’ils se repassaient comme s’ils allaient se brûler les mains, voilà ce que nous étions !
Retour à la case départ. À Caen, France Terre d’Asile nous enregistre. Pas d’argent de nouveau, pas de maison, et le 115 pendant trois mois. Nous logeons pour la nuit dans un collège désaffecté. Je fais une demande de procédure à la préfecture, avec l’aide d’un avocat que France Terre d’Asile m’a trouvé. Il dit qu’il fera un recours si ma demande est refusée et si on m’oblige encore à retourner en Albanie. J’ai fourni tous les papiers : des articles de journaux sur l’histoire de mon frère, des vidéos, des certificats de la prison. J’attends.
J’ai pu inscrire mes filles à l‘école. Elles se sont bien intégrées et apprennent le français à une vitesse qui m‘impressionne. Elles sont si contentes maintenant de se réveiller le matin pour aller à l’école ! Ce sont elles qui me tiennent debout. Pour moi, les journées sont longues en attendant la sortie de l’école. Pour m’occuper, comme je parle l’anglais, je sers d’interprète pour les nouveaux arrivants à la gare, avec France Terre d’Asile.
Je ne dors pas. Je pense tout le temps… Quand mes filles sont à l’école, elles déjeunent à la cantine, mais les vacances arrivent. Comment allons-nous manger ? Nous sommes à la rue jusqu’au soir. Que vais-je faire d’elles ? On est en février, il fait froid. Heureusement qu’il y a les centres socio-culturels et les bibliothèques. Mais où allons-nous manger avec si peu d’argent ?
La vie est trop dure : j’ai tout retourné dans ma tête pour voir ce que je peux faire si on me refuse le séjour. Je ne peux rien faire. Les difficultés en France ne sont rien, à côté de celles que je rencontrerais en Albanie. Je vis tellement dans la peur que j‘ai changé de prénom. Mira, ce n’est pas mon vrai prénom, c’est un prénom d’emprunt pour que le réseau albanais ne retrouve pas ma trace. Ils sont capables de tout. Je vis avec cette angoisse au cœur.
Mes filles ne sont pas des jouets, je ne veux pas leur faire subir encore des épreuves comme celles qu'elles ont vécues. Si je retourne en Albanie avec elles et que mes frères me tuent, que feront-elles, seules, dans ce pays de misère ? En France, au moins, si elles sont seules on les prendra en charge, elles ne seront pas à mendier dans la rue.
Je n’ai qu’une solution si on ne veut pas de moi ici : me tuer, pour sauver mes filles.