Je suis née et j’ai vécu toute mon enfance dans un village d’Oyo State au Nigeria. Je suis fille unique. Mon père est homme d’entretien et ma mère commerçante.
En 2012, à dix-huit ans, je finis mes études secondaires et j’envisage de commencer une formation en administration publique.
Un jour de janvier, une belle voiture s’arrête devant chez moi. Un homme en descend. Ici, chacun le connaît, le craint et le respecte. C’est un chef vaudou très populaire et un businessman très influent. Il vient me demander en mariage. Mon père refuse, sachant combien je suis attachée à mes études. Il insiste et menace : « Personne ne me dit non, je reviendrai ». Mes parents, terrorisés par cet homme tout puissant, essaient de me convaincre. Mais céder, c’est accepter l’écroulement de tous mes rêves ! Passer ma vie comme quatrième femme, à servir et à écarter les jambes…
Le huit mai, il est onze heures du soir, il débarque en trombe, flanqué de quatre gardes du corps. Ils portent sur eux leurs amulettes vaudoues. Voyant que je persiste à lui dire non, il me frappe et fait ligoter mes parents. Ses quatre gardes me violent, un par un, devant mes parents et, lui, assis, regarde. Ma mère s’évanouit. D’abord, je crie, puis épuisée et sous le coup de la douleur, je perds conscience. En partant, ils menacent mon père : « Ce n’est que le début, nous reviendrons ».
Quand nous allons à la police, on ne veut pas m’entendre : « Pourquoi lui as-tu dit non ? ». Les policiers sont mal payés et il les achète, tout le monde le sait. Mon corps est en mauvais état, je suis soignée une semaine à l’hôpital. Dormir, je veux dormir et ne pas me réveiller ! J’ai honte. Mes amis me fuient.
« C’est du mauvais sang ! » disent leurs parents, parce que je suis enceinte, sous influence vaudoue. Trop de filles meurent en tentant l’avortement. Mes parents ne veulent pas prendre ce risque. La nuit, ils m’entendent parler et répondre à une voix. Je suis sous l’emprise des esprits. Vous ne croyez pas à ça, vous, les Français. Venez vivre chez nous et vous verrez !
Quand j’accouche d’une petite fille chez mes parents, je n’en veux pas, je ne peux même pas la regarder. Ma mère me dit alors de la considérer comme ma sœur et elle comme sa mère, et cela m’aide. Nous l’appelons God Honour pour qu’elle échappe à la malédiction. Nous vivons dans l’angoisse car souvent la voiture de l’homme passe devant chez nous, ralentit puis repart. Les gens ne me parlent plus, par peur d’avoir des ennuis avec lui.
Je veux retourner à l’université. En attendant, j’aide ma mère et je vais vendre les marchandises de sa boutique, de maison en maison. Un jour, ayant envie de faire pipi, je m’écarte dans un buisson. Un homme ivre me tombe dessus. Il me traite de tous les noms, me frappe avec un bâton. Je saigne de partout.
Pour moi, c’est un sort jeté par le chef vaudou ! Je me sens cernée.
À partir de là, je perds la tête. On m’hospitalise, je suis attachée sur un lit et droguée car je suis devenue agressive. Mes parents ne supportent pas de me voir dans cet état et finissent par me ramener chez nous.
Je n’ai aucun souvenir de tout cela. C’est mon père qui me l’a raconté. C’est comme un trou. D’ailleurs, je voudrais que tout ce qui est arrivé soit un rêve ! Et puis, un jour, je pars. Pendant un an et demi, je reste à errer dans la rue. Je mendie dans des vêtements sales et déchirés, hors de moi, hors de ma tête comme de mon corps. Je suis incapable de dire ce qui m’est arrivé pendant ce temps.
Ma famille abandonne le combat car, dans mon pays, on ne lutte pas contre les errants, puisqu’ils sont sous l’emprise des esprits.
Mon père, trop malheureux de me savoir perdue, finit par consulter un sorcier désenvoûteur. Une seule solution, dit-il, il faut sacrifier une vie contre la mienne. Ma famille est de tradition chrétienne : comment accepter une telle horreur ? Il s’adresse alors au pasteur de notre église qui pratique un exorcisme sur moi.
Je vais mieux, mais le chef vaudou revient en disant que s’il ne m’a pas, personne ne m’aura et qu’il me détruira. Devant notre désespoir, le pasteur propose alors que je parte en Italie avec quatre membres de la communauté qui y vont. Il s’occupe de mon visa et de mon passeport.
En mai 2016, j’arrive à Bologne, mais qui va me prendre en charge ? Je n’ai pas d’argent, je ne connais rien, je n’ai jamais voyagé, je suis complètement perdue. Je mendie dans la rue autour de la gare pendant trois mois. Une femme nigériane vient me voir et me dit qu’elle va s’occuper de moi. Elle est gentille, c’est une compatriote, je la crois. Une fois dans sa maison où vivent cinq autres jeunes Nigérianes, elle me présente les conditions : elle me loge, me nourrit, mais je dois travailler. Je comprends vite de quel travail il s’agit… Mais Dieu me vient en aide : je commence à avoir des saignements qui ne s’arrêtent pas, et je ne peux faire ce qu’elle me demande. Alors, elle me harcèle, me maltraite, me rappelle chaque jour que les sommes que je lui dois ne cessent d’augmenter et que je ne sortirai jamais de mes dettes. Je n’ai personne à qui m’adresser. Le mauvais rêve me suit, je vis comme un fantôme. Au bout de six mois je craque et je m’enfuis dans la rue.
Dieu est encore avec moi : je rencontre un Camerounais qui a pitié de moi et veut m’aider. Je me méfie, je ne le crois pas, mais quand il me donne un billet de train pour la France, je reconnais la bonté de cet homme. Il a choisi Caen dont on lui a parlé. Je crains les contrôles d’identité, mais j’ai la chance de passer au travers.
Nouveau pays, nouvelle langue, nouveau monde inconnu. Et toujours pas d’argent. Je suis comme paralysée. Je reste une semaine dans la rue devant la gare de Caen. J’ai peur de tout le monde, je ne parle à personne, je me blottis dans un coin la nuit et j’arpente la rue le jour. Une passante qui parle anglais me remarque et m’aborde. C’est elle qui m’oriente vers France Terre d’Asile. Au 115*, il n’y a pas de place. Je vais vivre au squat de Venoix pendant deux mois puis on me donne un hébergement au CADA*.
J’ai engagé une procédure de demande d’asile à l’OFPRA*. Elle a été refusée car je n’ai pas assez de preuves que tout cela est vrai, à part les examens médicaux qui attestent de toutes les violences que mon corps a subies. J’ai fait appel auprès du CNDA* et je dois comparaître en avril.
Ma petite fille a cinq ans maintenant et mes parents vivent dans la peur que le chef vaudou lui fasse du mal. Je voudrais qu’elle vienne me rejoindre.
Ici, je me suis calmée. Je n’ai plus peur… Si, j’ai peur qu’on me renvoie dans mon pays ! Mais je sais que Dieu me protège, mon Dieu est plus fort que les vaudous, c’est lui qui m’a sauvée jusque-là et il continuera si je lui reste fidèle. Sans lui, comment aurais-je pu supporter tout ce que j’ai vécu ?
Je vis seule, je me méfie des autres, surtout des Nigérians. Les filles sont incapables de garder un secret, je ne peux rien raconter.
Quant aux hommes, inutile de m’en parler !