Shpetim

J’habitais à côté de Pristina avec mes parents et mes quatre frères et sœurs. En 1999, pendant la guerre avec la Serbie, mes parents ont été violentés, torturés sous mes yeux. J’avais six ans. Je me suis enfui dans la pièce à côté. J’ai tout entendu. Pendant un an, je n’ai plus parlé. Jusqu’à mes vingt ans, une fois par mois j’ai rencontré un psychologue qui m’a aidé. Mais, aujourd’hui encore, la nuit, les images me reviennent. Le plus terrible est que j'ai le sentiment que ce sont des Kosovars, et non des Serbes, qui ont agressé mes parents, pour des raisons d’argent, de jalousie. Le dossier de mon père est encore en cours d’examen là-bas. Mon père est resté invalide depuis ces violences.

Tout cela explique mon histoire. Je suis resté fragile, inquiet, et je me sentais mal dans mon pays. À vingt ans je suis entré en première année de philologie à l’université et j’ai été élu président de l’association des étudiants. Je me suis retrouvé agressé de toutes parts par mes adversaires, verbalement mais aussi physiquement. Cela a réveillé toutes mes angoisses. C’était insupportable pour moi, de revivre cette violence.

Et puis, adolescent, je ne sais pas pourquoi mais, la première fois que j’avais entendu parler français, j’avais été complètement charmé, attiré par cette langue, sa musique. Je m’étais mis à faire des recherches sur internet, à regarder des films sous-titrés, des reportages sur les gens, la cuisine, l’histoire. Je ressentais comme une boulimie de tout comprendre de ce pays ! Alors, quand mes parents m’ont encouragé - pour mon équilibre - à quitter le Kosovo, j’ai tout de suite pensé à la France.
Nous avons réussi à rassembler les deux mille euros pour le passeur. En cinq jours, nous avons rejoint la France, en minibus, en ne roulant que de nuit et en passant les frontières sans se faire contrôler. J’ai débarqué à Mulhouse où je me suis adressé à France Terre d’Asile et j’ai commencé à remplir des papiers auprès de la préfecture. J’y suis resté un an, mais j’étais seul, je me sentais mal. Je ne rencontrais personne, je ne comprenais rien à cette langue si belle et inaccessible. Je passais mon temps sur internet. Je me suis inscrit sur un site de rencontres et c’est ainsi que j’ai rencontré une jeune Albanaise, en France depuis plusieurs années. Je suis venu à Caen pour la retrouver et je vis avec elle.
 
Cela a changé ma vie. Grâce à elle, j’ai retrouvé un cadre et le courage d’aller de l’avant. Nous nous efforçons de parler français ensemble et je progresse plus vite. Je suis allé à l’ASTI*, d’abord pour y chercher mon courrier, puis on m’a proposé des cours de français : tout ce dont je rêvais ! Depuis septembre, je fais le maximum, les professeurs ont accepté que je suive trois cours. Je prends aussi des cours particuliers avec l’ACAPI*, découvert aussi grâce à l’ASTI. J’aime également aller le samedi aux rendez-vous de Passerelle*. J’y apprends à connaître la ville, son histoire et ses beaux monuments, j’y fais des activités et, surtout, cela me permet de rencontrer des migrants de différentes cultures qui sont comme moi, au fond, avec des histoires difficiles.

Par ailleurs, je travaille comme bénévole dans une épicerie sociale deux fois par semaine et là, je peux parler avec d’autres gens. Je passe le reste de mon temps sur internet ou à lire. J’ai découvert, grâce à l’ASTI, la nouvelle bibliothèque de Caen et la possibilité d’autoformation sur des ordinateurs. J’ai posé ma candidature pour les cours du Carré international à l’université à la rentrée prochaine. J’espère que je vais être admis.

J’ai un seul rêve pour l’instant : bien parler français. J’ai perdu trop de temps à Mulhouse, je dois le rattraper. Et puis, ma passion, c’est le foot : je joue dès que l’occasion se présente, et cela me fait rencontrer d’autres jeunes.

Je me sens bien ici. Mes angoisses disparaissent dans ce pays tellement calme !
La ville de Caen est belle, avec toute cette verdure. J’y retrouve la paix. Les gens sont courtois, respectueux des autres. La religion n’est pas un problème comme chez moi. Certes il y a des gens pauvres, mais je suis étonné de voir toutes les associations qui existent pour les aider, les indemnités qu’ils reçoivent pour avoir le minimum. Chez nous, c’est la haine, la jalousie et la violence pour l’argent, toujours l’argent. La seule chose qui me choque, c’est de voir les gens dormir dehors devant la gare. Je l’ai fait moi aussi à mon arrivée, parce que je n’étais pas prioritaire pour être logé par le 115. Que ce pays si riche n’ait pas la possibilité de loger tout le monde, j’ai du mal à le comprendre !

J’avais lu au Kosovo que la France était le pays de la liberté et cela me faisait rêver. Depuis que je suis ici, je constate que c’est vrai. C’est une chance de vivre dans un pays comme ça. L’espoir que cela me donne soigne petit à petit mes blessures. Je reprends confiance.
Mais je suis sur une corde raide, tant que je n’ai pas de permis de séjour. Je me sens intégré, et pourtant je ne le suis pas : ce n’est pas facile à vivre.
Si je pouvais réussir à me fondre dans le paysage, afin que l’administration m’oublie !…

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