En menant ce projet, je me suis très vite trouvée confrontée à la problématique de la rencontre de l’Autre, "l’étrange étranger", pour citer Jacques Prévert, rencontre qui m’a toujours interpellée, depuis mes douze ans vécus au Maroc et au Togo.
Beaucoup de questions ! Des esquisses de réponses qui ne sont peut-être pas les bonnes, et demeurent partielles, et partiales probablement. Me reste au moins une saine certitude, celle de l’indispensable questionnement.
Comment parler pour ceux qui viennent d’une autre culture, d’un autre climat, d’autres usages, sans se projeter, sans interpréter leurs paroles à l’aune de nos propres références et en évitant les pièges de la pitié ?
Ils m’y ont aidée par leur propre attitude, leur sobriété, leur dignité : peu de plaintes entendues, de l’émotion certes, mais aussi beaucoup de sourires, même dans des impasses administratives éprouvantes comme certains en vivent. Et toujours l’espoir, l’envie de continuer et, surtout, de ne pas revenir en arrière. La quasi-totalité d’entre eux a souligné que les situations difficiles affrontées en France n’étaient rien, comparées à celles qu’ils avaient vécues dans leur pays, et que l’essentiel pour eux était cette culture des droits de l’homme qu’ils découvraient. Les mots "droit", "respect", "paix", "liberté" sont revenus dans tous les témoignages recueillis. Ce qu’ils pressentaient de liberté et de paix sociale, à travers les informations qu’ils avaient sur l’Europe, se trouve confirmé quand ils vivent ici, soulignant par contraste les manques qu’ils ont connus chez eux. Leur perception même de leur passé s’en trouve changée. Une rencontre a eu lieu et a bouleversé définitivement la donne.
L’illustration la plus frappante en a été ce moment où je rendais compte à Soraya de ma première transcription de son témoignage. Quand je lui ai prêté cette phrase : « J’étais triste », traduction de ce que j’avais senti dans son récit quand elle m’avait raconté son enfermement pendant neuf ans dans une chambre iranienne, elle m’a interrompue :
« Non, je n’étais pas triste ! C’est maintenant que je suis triste, quand je compare à ce que vivent les filles de mon âge ici. Mais, à cette époque, je ne me posais pas de questions, c’était comme ça, c’est tout ! ». Extraordinaire remarque, riche de réflexion du peu d'évocation du nécessaire décentrement qu’il faut opérer pour arriver à entendre véritablement la parole de ceux qui viennent d’une autre réalité.
Quelqu’un, un jour, m’a dit : « Oui, mais de tout ce qu’ils te racontent, tu ne pourras jamais savoir ce qui est vrai ou faux ». Mais comment ne pas comprendre qu’un demandeur d’asile, qui est dans le sauve-qui-peut, ne fasse pas le maximum pour être entendu, quitte à gommer ce qui le dessert ou changer quelques détails ? Que faisons-nous, nous tous, pour convaincre ou seulement obtenir l’attention de l’autre ? N’avons-nous jamais recours à quelques embellissements de la réalité pour paraître à notre avantage ? Toute personne qui se raconte se constitue une mythologie, consciente ou non.
Au final, que m’importe la vérité factuelle, pointilleuse ? Je ne fais pas des statistiques, j’écoute des gens me parler de leur parcours humain. Oui, il m’est arrivé de douter de la véracité de certains faits, et je me suis attachée alors à interroger mes interlocuteurs sur ceux-ci. La plupart du temps, ils ont précisé, rectifié leurs dires, après m’avoir entendue insister sur la cohérence nécessaire pour atteindre cette reconnaissance qu’ils espéraient.
Par ailleurs, où est le vrai, où est le faux quand tant de parasites perturbent la communication en général et, a fortiori, entre peuples ? Et même si je crois ce que ces migrants me racontent, vais-je pour autant bien le traduire dans ma langue et avec mes référents ?
Ainsi, j’étais parfois désarçonnée par l’absence ou la quasi absence d’expression de leurs sentiments. La dureté de leur expérience aurait dû se traduire en affects. Se protégeaient-ils ? Exprimer ses émotions, n’est-ce pas aussi leur donner du poids, au détriment du travail à fournir pour survivre ? Cependant, quand nous tentions de creuser ensemble l’expression de leur ressenti, ils se prêtaient volontiers à cette recherche à tâtons. Les formulations propres au français que je leur soumettais attiraient toujours leur réaction, leur curiosité, leur adhésion. Quand je leur expliquais "être dans le pétrin", "vivre un enfer", "être à terre", "avoir la rage au cœur", j’avais l’impression à travers leur sourire, l’éclat dans leurs yeux et d'un : « Oui ! c’est ça ! », qu’ils étaient étonnés et contents devant cet autre éclairage de leur perception, en même temps que devant la découverte d’images propres à la langue française.
Me revient le rire bref d’Ahmad m’entendant lire le passage de son ressenti de la torture en prison. Surprise, je lui demande pourquoi il rit : « Parce que c’est exactement ça ! », me répond-il, et il ajoute des détails terribles qu’il ne m’avait pas encore dévoilés. Comme si entendre son propre récit de ma bouche, avec mes mots entremêlés aux siens, rompait un barrage. J’ai ressenti profondément, à maintes reprises, la libération que peut provoquer le passage de la vie aux mots.
De la même manière, je suis restée étonnée du peu d’évocation du manque de leurs racines, de leur pays, de leur famille, même si leur souffrance pouvait se lire dans un regard, un tremblement dans la voix, un tic nerveux ou l’aveu de la perte du sommeil. Leur détermination à tourner la page donne la mesure de l’insupportable réalité qu’ils ont dû vivre chez eux.
Le quotidien difficile, la remise en question permanente de la sécurité, l’impuissance face à une absence de droits et de moyens, l’incertitude du lendemain, amènent les gens qui y sont soumis, dans tous les pays du monde où c’est le lot quotidien, à une sorte de soumission au destin, à une forme de fatalité qui peut se révéler être aussi une forme de sagesse. La seule façon de préserver le goût de la vie est de continuer d'avancer. Il m’a fallu toujours me rappeler ces éléments, que j’avais pu appréhender en vivant en Afrique, et prendre la mesure de tous ceux que je ne connaissais pas, pour ne pas interpréter les récits à l’aune de mes perceptions d’Européenne.
Difficile d’être à la fois en recherche de neutralité et dans une empathie respectueuse de la spécificité de chacun ! J’ai été frappée par un article lu dans Le Monde sur l’OFPRA : les professionnels chargés de l’étude des dossiers des demandeurs d’asile disaient que, au final, ils se fiaient plus à leur intuition qu’aux informations recueillies. Souvent, je me suis laissé guider par cette intuition.
Ceci dit, il m’est arrivé de ne pas bien sentir un interlocuteur, ce qui m’amenait à mettre en doute son récit. Pourtant, son attitude rigide, contrainte et un peu désincarnée, ne pouvait-elle pas être le résultat d’un traumatisme tel qu’il avait dû se construire un mur de protection ? Les faits évoqués étaient terribles... Son invocation continuelle de l’aide de Dieu que je percevais comme une forme de fuite quand il s’agissait de préciser son récit, n’était-elle pas réellement sa seule bouée de sauvetage ? Cette pensée religieuse constatée chez d’autres interlocuteurs est tellement éloignée de mon fonctionnement qu’il me demandait un effort pour en concevoir toutes les implications chez autrui.
Ainsi, le projet apparemment simple de prêter mes mots à des personnes, pour qu’elles puissent raconter leur histoire, s’est révélé un exercice délicat : ces textes doivent être lus pour eux-mêmes, mais aussi comme le résultat d’une rencontre entre des migrants et moi et, au-delà, entre des mondes différents. Rencontre exigeante, mais d’une grande richesse dans la réciprocité : j’ai appris d’eux autant qu’ils ont appris de moi.
Je remercie du fond du cœur ces seize personnes qui m’ont fait confiance, se sont livrées, ont accepté de revivre des moments éprouvants. Je les remercie pour leur énergie exemplaire, leur ténacité et l’espoir qu’elles nous transmettent.
Si seulement, lecteurs de ces récits de vie, vous avez aussi l’impression d’une rencontre, si l’histoire de Luis Daniel, de Mher, de Mira et des autres continue à vous accompagner, si vous sortez de ce bout de chemin avec eux en vous disant : « Oui, les choses sont plus complexes que je ne le pensais ! », le pari de ce projet sera gagné !
Et l’horizon paraîtra plus ouvert.
Marie-Odile Laîné