Luis Daniel

J’ai vécu ma jeunesse à Zairi, une petite ville d’Angola. Quand j’ai voulu faire des études supérieures, j’ai dû partir à Luanda, la capitale, où je me suis inscrit en relations internationales. Sans le sou, j’étais obligé de vivre loin du centre et de l’université, dans un quartier de bidonvilles au bord de la mer, un territoire désolé, sans eau, sans électricité, sans écoles, sans hôpitaux. Il me fallait presque une journée de trajet pour aller à l’université et je n’avais pas de quoi payer les transports.
Très vite je me suis débrouillé, j’ai gagné de l’argent en travaillant à la plonge dans un grand hôtel et en partant régulièrement dans les pays où c’est facile d’aller depuis chez nous : Dubaï, Pointe-Noire, le Congo, l’Afrique du Sud puis, quand j’ai eu un peu d’économies, les USA. J’achetais là-bas des baskets, des parfums, des montres et je les revendais à Luanda. J’arrivais ainsi à poursuivre mes études.

En janvier 2014, nous voyons arriver dans notre quartier des bulldozers qui commencent à écraser nos cases. Nous assistons, impuissants, à la destruction de deux mille baraques, sans avoir été avertis, sans aucune explication, ni dédommagement. Nous apprenons vite que le gouvernement a cédé cette zone à un groupe de compagnies pétrolières américaines et françaises. Nous contactons les médias et allons manifester auprès de l’administration du Gouvernement provincial pour réclamer justice. La police nous matraque. Nous sommes une trentaine à être traînés en prison où nous subissons d’autres violences. Je suis jeté à terre, pieds et poings liés, et on me frappe violemment avec des cordes dures. Nous sommes relâchés le lendemain. J’ai une vive douleur dans la hanche droite…

Pour nous reloger, les compagnies pétrolières construisent une zone de cases en tôle, toutes les mêmes, rouges, alignées en rangs d’oignons et comportant chacune une chambre et des toilettes. On nous dit que nous pouvons les agrandir nous-mêmes et que nous recevrons de l’aide pour cela. Jamais nous n’en verrons la couleur…

Je commence à agrandir un peu ma case avec mes petits moyens, mais un général qui habite dans la zone contiguë au camp porte plainte parce que le gouvernement aurait empiété sur sa propriété en construisant la ligne de maisons où j’habite, alors qu’il voulait y créer un grand magasin. Il en demande donc la destruction. Les militaires font des descentes pour nous obliger à partir. Je me révolte. J’avais fait le moto-taxi pour pouvoir m’acheter des briques, il n’était pas question que je parte ! Je reçois des coups, ma hanche et ma jambe me font de plus en plus mal, je traîne la patte comme un chien blessé.

Je fais des démarches auprès de l’administration. En vain. Les militaires me tabassent et m’arrêtent. Je reste trois semaines en prison. Je suis dans un tel état de délabrement physique que le médecin me fait des radios. L’os de ma hanche est cassé. Il faut, dit-il, m’amputer ! À ma sortie de prison, on s’organise avec un groupe d’habitants et, en désespoir de cause, on met le feu aux camions militaires qui assiègent le quartier. Je dois fuir au village où mon père me dit qu’il me faut quitter le pays, si je veux rester en vie.
Ça a été très dur pour moi de prendre la décision d’émigrer. J’avais un bébé d’un an, il était hors de question d’imaginer ce long trajet dans des conditions affreuses avec ma femme et mon enfant. Mais j’étais pris au piège : la mort lente en prison, ou l’amputation, et la mort lente à mendier dans la rue, comme tous les handicapés de mon pays. Alors j’ai contacté un oncle de ma femme qui vit en Afrique du Sud et j’ai organisé son transfert là-bas avec notre petite. Et je suis parti seul, la rage au cœur.

Bateau vers le Congo, puis avion pour le Maroc... De là, je paie mille cinq cent euros à un passeur pour aller en France. Nous sommes une quinzaine, enfermés dans un van pendant une semaine. Sans fenêtre et avec l’interdiction de sortir, nous ne voyons rien du trajet. Ils nous disent qu’ils nous emmènent en Italie. Là, il faut payer encore mille euros pour passer en France. Je ne comprends rien à ce parcours qui me paraît bizarre, mais nous sommes impuissants. Je pense aujourd’hui qu’ils ont inventé le passage par l'Italie pour nous soutirer plus d’argent.
Le voyage est un enfer pour moi, tellement ma jambe me fait mal. Je n’ai que des médicaments angolais, sûrement des faux, car ils ne calment pas ma douleur.

Je prends le train et me retrouve à Rennes par erreur ! Je voulais aller en Grande Bretagne et, quand on m’a parlé de la Bretagne, j’ai cru que c’était la même chose. Quelle déception !
Je contacte une Angolaise que je connaissais et qui est à Caen. Je décide d’y aller. Elle me dit de faire une demande d’asile par le biais de France Terre d’Asile. Je suis pris en charge par le 115.

C’était terrible pour moi, avec ma jambe à traîner, de me retrouver le matin à la rue pour la journée, mais j’avais une peur bleue d’aller à l’hôpital, obsédé par l’idée qu’on allait m’amputer !

Quand le médecin devant les radios m’annonce qu’il faut m’opérer, j’éclate en pleurs. Il m’explique alors qu’il s’agit d’une pose de prothèse et non d’une amputation. Je n’en reviens pas ! Il m’explique toute l’intervention, les broches et tout le reste …

En janvier 2017, je suis opéré et tout neuf ! Enfin presque : je boîte un peu, mais ce n’est rien. Je crois rêver. C’est comme si je renaissais !

J’attends la réponse de l’OFPRA* pour mon droit d’asile. Je suis toujours au 115, et c’est dur. Si on est en bonne santé, il faut rester deux jours par semaine complètement à la rue, dormir à la gare. Tous les lundis, il faut recommencer son inscription, être envoyé dans l’un des trois foyers du 115.
Nous sommes comme des oiseaux sur la branche, mais la branche est pourrie. Si tu gîtes à la Charité, c’est l’horreur : c'est très sale. Il y a des SDF qui font leurs besoins n'importe où. C’est comme une vie militaire : à vingt-trois heures et à sept heures on est réveillé pour des contrôles. Les journées à la rue sont longues. Heureusement qu’il y a les cours à l’ASTI* et à la nouvelle bibliothèque où je peux travailler le français et faire des recherches sur l’ordinateur. Je voudrais aller aux cours de français tous les jours mais ce n’est pas possible, me dit-on. Je vais à la Boussole, un centre d’accueil de jour.

Je marche, je marche, je marche dans la ville… Je pense tout le temps à ma famille. Je n’arrive plus à dormir sans médicaments, pourtant je dormais bien, avant ! Parfois, j’ai l’impression que je vais devenir fou, à tourner en rond comme ça. Heureusement, grâce à ADOMA, je vois un psychologue une fois par mois, et ça me fait du bien.

Ai-je un avenir ?

Je voudrais avoir l’autorisation de l’OFPRA d’aller chercher ma femme et ma fille, mais que d’étapes à franchir avant ! Combien de temps à passer ?
Quand je coule, je me souviens d’avant, et je me dis : « Tu es entier ! Tu marches ! »

... Et ça me tient debout.

 

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